Richard
par AN
Je suis dans l’eau bleue, claire, cristalline et chaude. Et lui aussi. Je ne suis pas habituée à l’eau de mer chaude, habituellement je me baigne à 17 degrés, sur la côte Nord. Là, on est au Sud, bien au Sud, sur une île, celle de la Réunion.
Il fait chaud, je suis dans l’eau à mi-cuisse, je souris, le soleil tape fort, on est en plein cagnard et on est bronzé. Au mois d’avril c’est rare, sur tout le corps.
Lui est aussi à mi-cuisse dans l’eau, à ma hauteur, il ne me regarde pas, il regarde vers le rivage, je ne sais pas ce qu’il regarde. Je ne vois pas. Je ne sais pas pourquoi on ne regarde pas derrière nous plutôt, vers l’horizon calme, plat et infini, là où les deux bleus se collent. Boring.
Il est sérieusement bronzé, son torse brun luit au soleil, il sourit. On est tous les deux. Lui dans son caleçon fluo, moi dans mon maillot bariolé, un peu trop coloré, un peu trop grand, un peu trop grosse culotte année 60 ou post-grossesse, comme vous voulez. Il s’asperge et rigole, il envoie des œillades vers la plage de sable, recouverte de petits coquillages blancs et coupants et de parasols d’hôtel, à franges de plastique beige qui volent au vent.
On est seuls dans l’eau, c’est étonnant. Je regarde aussi, droit vers le bord du rivage, et en coin, vers lui. Et puis ça devient électrique sous ce soleil de plomb. D’un coup je percute. Un uppercut, je me le prends droit dans la face. Je m’emporte, je m’emballe, enfin mon cœur surtout s’emballe, en silence. Je transpire, dans l’eau, c’est dingue ! C’est lui.
Je fixe ses bras, pas très musclés, ils s’agitent, son buste, ses cuisses de grenouille. Il n’est pas ce qu’on appelle un beau gosse, il n’a ni la taille ni la hauteur mannequin, il est épais et trapu, il n’est pas jeune et beau, plutôt plus vieux que moi, et bourru, souvent, plein d’humanité la plupart du temps, avec ses yeux de cocker rieurs, moqueurs ou provocateurs suivant la connerie qu’il vient de faire ou de dire. J’ai l’avantage de connaître ses mimiques, et ses gestes, sa démarche et sa voix si caractéristiques.
Maintenant je sais que c’est lui, mais au début de la baignade je ne savais pas. Ce monstre du cinéma et du théâtre français, c’est lui à côté de moi! Comment lui dire que je l’admire, que je le trouve formidable, autrement qu’avec des mots aussi plats que ça. Boring ! Comment lui dire qu’il me touche, malgré sa grosse voix et ses colères filmées en gros plan, ses colères fortes et écrasantes, écrasantes de vérité et de sincérité, qui nous arrivent en pleine gueule, toujours, d’ailleurs gueule, ça lui va bien. C’est une gueule cassée à la voix grave, éraillée, rauque et forte, reconnaissable entre toutes, qui porte dans un souffle, tous les humanismes en un seul corps. C’est fou ce qu’il me touche. Et là, dans l’eau je transpire encore plus, j’y vais, j’y vais pas, je suis fébrile, il est en vacances, c’est chiant ces groupies-touristes-fans qui s’approchent la gueule enfarinée et qui prononcent un galimatias de banalités, les joues empourprées de gêne, de timidité et de courage maladroit. Comment ne pas être banale, comment lui dire vraiment, vraiment qu’il m’époustoufle. Que j’aime sa force et sa fragilité. Et sa fille ! Elle a mon âge, sa fille, et justement je l’ai vue sur les planches du théâtre du bord du lac, pas plus tard que cet hiver, je l’avais sous le nez, pendant 3 heures, elle aussi elle m’époustoufle, tout ce texte, tous ces costumes, toute cette force, dans les gestes, dans la voix, dans le corps. Elle aussi, elle a cette gueule de sincérité débordante qui m’arrive en pleine gueule justement, et me fait monter les larmes.
Et ça aussi je veux lui dire là, dans l’eau claire et chaude du Sud, que j’aime sa fille. Et lui.
Je ne sais pas comment la bataille a cessé. Je crois que je me suis éloignée, je n’ai rien dit de tout ça. Tous les souvenirs du Grand Chemin, de Lelouch, et de Bertolt Brecht, je les ai laissés s’étaler dans ma cervelle, et puis se calmer. Me calmer, me baigner, et retourner vers mes bébés sur la plage de coquillages chauds et coupants, le cœur plein à craquer, riche d’aventures romanesques bourlinguées par la vie.