Le jour où elle a laissé son bébé au vestiaire.
20

Oct

2022
person holding candlelabara statue

Le jour où elle a laissé son bébé au vestiaire.

écrit par AN

Eh ben voilà !

Elle y est. Elle a dit qu’elle irait et elle y est.

Aussi dramatiquement, assurément, irrémédiablement, et diablement qu’un personnage shakespearien qui sent sa fin toute proche, elle a affirmé, déclamé même, telle une tempête se levant soudainement par temps calme, sans ciller pour autant, qu’elle irait ! Alors elle y est.  

 Où ? Au milieu du grand hall du théâtre du bord du lac, avec au bout de ses bras, ses mains tremblantes, qui poussent la poussette avec le bébé dedans.

Les mains tremblantes de victoire, de stress, d’angoisse, d’énervement, d’excitation, de désolation, d’interrogation, de défi, avec une pointe de rage, tout ça dans l’ordre et dans le désordre.

Les mains tremblantes, les yeux écarquillés, le cerveau en ébullution et tous ses sens en éveil. Elle doit non pas retrouver ses esprits, (ça, c’est bon elle ne les perd jamais tout à fait), non, elle doit trouver une solution, maintenant, now ! comme assènent les British, dans la minute qui suit, comme si c’était une question de vie ou de mort.

C’est l’effervescence dans le hall. Les derniers spectateurs se glissent dans la grande salle, on fait la queue au guichet billeterie pour espérer qu’une place se soit libérée à la der, ça cliquette et ça bringuebale au bar, on range assiettes, verres et tapenandes, on va vite un dernier petit coup aux waters au cas où, le vestiaire déborde de vestes. Le spectacle va commencer dans 5 minutes, ça grouille dans la grande salle.

Elle, il lui manque juste son billet qui arrive avec son mec qui cherche la place dans le parking, elle aurait bien pris un verre mais c’est trop tard, faire pipi est le dernier de ses soucis, et elle n’a pas de veste, juste une poussette avec un bébé de 4 mois dedans.

Et elle est plantée immobile au milieu du grand hall.

Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Tout ça est arrivé très vite.

Pourtant l’après-midi se déroulait lentement, sans accroc. On était sur une terrasse au restaurant au bord du lac, sous un auvent, entouré de toutes les générations qui confrontent comme toujours à un repas de famille, leurs idées contradictoires sur la politique, la religion, les votations, le savoir-vivre et l’éducation des enfants.

Pour un peu, on se croirait dans la chanson de Bénabar.

On est dimanche et le temps de ce mois de septembre est doux et calme. La météo extérieure en tous cas est douce et calme, mais la météo intérieure s’agite au fur et à mesure que les conversations s’animent. On parle pourtant nonchalamment, par exemple des prochaines élections présidentielles qui auront lieu au printemps dans son pays d’origine. Ce pays qu’on adore détester, qu’on déteste adorer de ce côté-ci du lac.

Mais la conversation insiste, les mots sont maladroits et durs, et on ne se rend pas compte qu’à côté, elle est touchée, piquée au vif. Pourquoi ce jour-là me direz-vous, s’est-elle prise pour un hexagone à elle toute seule et s’est-elle sentie, la défenseuse, porteuse et  responsable de l’entier de l’Histoire FFFFFFFFFffffrrrrrrrrââânnnnçaaaaïïïzzzzze ? 

Toujours est-il qu’au bout d’un temps infiniment calme, long et difficile à supporter, elle a fini par lâcher, calmement, une petite phrase cinglante, dont elle ne se souvient même plus, mais qui a eu pour effet de stopper net le calomnieur, et la conversation. Elle a dû montrer un visage froid et une parole assez acérée, pour qu’on lui demande si elle allait bien, peut-être qu’elle avait besoin d’aller prendre l’air un peu plus loin, non ?

Elle est allé faire son petit tour, elle étouffait sur cette terrasse de toutes façons.

Quand elle est revenue vers son mec, elle était calmée comme on le lui avait demandé. La conversation précédente évacuée aux oubliettes, portait maintenant sur Noël prochain. L’après-midi reprenait son cours. On devait enchainer et aller au théâtre, cependant un problème subsistait, dont elle seule se sentait responsable apparamment.

Que faire de l’enfant ?

Alors, par bravoure, pour faire vengeance à la conversation précedente, et pour faire honneur à ce passé qui bouillonnait visiblement en elle cet après-midi là, ce passé de Révolution, de Général à Londres et de soutifs accrochés en haut d’une statue, et face à son mec donc, qui ne l’avait aidé aucunement en cet après-midi ensoleillé, et pas non plus précédemment à trouver une solution de garde pour la soirée qui s’annonçait, elle a levé le point comme sur les boulevards parisiens un jour de manif, et elle a dit qu’elle irait effectivement au théâtre ce soir, avec sa poussette et son bébé et personne ne l’en empêcherait !

Voilà son défi à elle en ce jour historique de révolution. Elle allait libérer sa bastille.

Et voilà, elle y est, et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Pas d’autre choix possible, elle veut camper sur ses positions et voir cette comédienne qui dit Zouc. Et visiblement son mec aussi.

Alors elle, qui pourtant n’avait pas le temps à cette époque de s’entrainer sur les planches, a mis sa cape de comédienne et est allé mentir de son plus beau sourire à la billeterie que sa baby-sitter l’avait lâché à la dernière minute.

Sûrement que derrière elle, devait se tenir le fantôme de Simone, car on lui a souri, et on lui a dit d’aller voir les dames du vestiaire en face, elles avaient l’habitude.

Cette traversée de hall, elle seule l’a vécue, mais elle l’a vécu comme si elle traversait le champ de bataille de la victoire. De la victoire sur toute cette journée de bataille. Fièrement, calmement, lentement, sûre d’elle, ses mains ne tremblaient plus que de la puissance retrouvée. Ce fut sûrement le même sentiment qu’aura ressenti à l’époque Jeanne sur son cheval au moment de la victoire. Droite dans ses bottes et dans ses convictions.

Rien que ça que je vous dis !

L’homme, ayant garé son engin mécanique se présente maintenant dans le hall avec les billets. Il ne sait rien de tout ça, il constate juste que la poussette n’est plus accrochée à ses mains.

Elle, elle rayonne, victorieuse.

Elle a laissé son bébé au vestiaire, et s’apprête à entrer dans la grande salle.

Lorsque tout s’arrête, tout continue quand même.

Aujourd'hui je suis sortie.

par AN, écrit et dit sur une proposition originale du prof de l'atelier théâtre.