L’attente
par AN
Brève l’attente. Comme un claquement de doigts d’enfant, un battement d’aile, une onde dans l’eau. Ephémère. Presque imperceptible, à peine visible. Un bruissement de feuilles, un souffle court. Une caresse. Une brise légère. Comme leur rencontre, comme leur histoire. Brève. Commencée et terminée, il y a vingt ans. Vingt ans c’est long pourtant.
Brève devant son miroir. Mascara de cils, rose de joues, rouge de lèvres. Un foulard carré. Comme à l’époque, les pâtes d’oies et ridules en plus. Le rouge des lèvres y file. Elle n’aime pas.
Là, devant le lac immense et bleu, en ce début de nuit, dans son grand manteau de drap de laine coupé au carré, elle attend debout, presqu’aussi calme que l’immensité devant elle. Sur la promenade désertée à cette heure, elle hume l’air doux et frais, et régule sa respiration, le flux de son sang dans son corps, la sueur qui lui monte aux mains. Ne pas s’emballer. Rester aussi digne et froide que les murs du château qui la couve.
Il a téléphoné un soir, dans l’agitation d’un soir d’anniversaire, il a trouvé le numéro, il a osé le composer, il a osé affronter. Il s’est souvenu. Elle aussi. Sa voix rauque a résonné dans l’appareil, lointaine, presque irréelle, presque oubliée et pourtant si caractéristique, aussi nette que dans sa tête à elle. Impossible de se tromper. Les images, les souvenirs lui ont sauté à la figure, si lointains, si longtemps ressassés, ne laissant place qu’aux meilleurs, ceux qui restent et la font sourire toute seule, se souvenant de sa jeune beauté et de ses yeux pétillants.
Leurs chemins se sont croisés dans la grande ville, pleine d’effervescence, lieu de tous les possibles. Ils se sont régalés de restaurants, de spectacles, de bars à toute heure, de musique de tous les mondes. Les soirées commençaient à un bout de la ville et se terminaient dans un quartier encore inexploré, chinois, italien ou latin. Dans une autre boîte, chez des amis d’amis, ou encore au bord du fleuve, au petit matin face au jour qui se lève, éreintés et remplis de nouvelles images, musiques ou nouvelles amitiés. Vite attraper un café-croissant sur une terrasse et filer travailler.
Ils ont choisi rapidement un tout petit studio, à partager à deux, à la mesure de leurs moyens, en plein cœur d’un quartier populaire, tout près d’une église qui sonnait toutes les heures du jour et de la nuit, pratique. Pratique l’épicier aussi, ouvert à toute heure qui les a pris d’affection et leur faisait parfois crédit les mois difficiles. Les mois où il y avait plus de factures que de sorties festives. Amis, soirées, travail, amour, leur vie, leur univers. Insouciants.
Brève la conversation. Pas de formule d’usage ni de politesse. Pas de sourire et à peine une respiration. Dans la voix, une demande. Se revoir.
Brève la question. Positive sa réponse.
Face au grand bleu, elle est postée sur les galets, polis par le ressac et le temps, éclairés par la lune pleine et ronde qui trace son chemin blanc, brillant sur la surface, dansant jusqu’au Mont. Le Blanc.
Immobile elle scrute le début de l’obscurité. Les ombres jouent à défigurer les formes. La nuit et ses mystères s’installe. Un crissement de graviers sous les pas de semelles de cuir de ville, un chat s’échappe, sorti de nulle part, et son miaulement s’éraille, il est suivi. D’un autre, sorti du même nulle part.
Et derrière eux, le silence. Puis les pas de nouveau, plus pesants, plus forts, s’approchant plus présents. Une ombre s’avance, blanche côté lune et noire côté ville. Elle longe le muret, le pas s’allonge, s’accélère. Une respiration, un long manteau d’hiver tombant jusqu’aux chevilles, les graviers qui crissent. Elle est en apnée, est-ce lui ? Va-t-elle le reconnaître ? Que va-t-elle dire ? Elle veut disparaître sous un caillou, comme elle l’a toujours fait. Un petit caillou de rien du tout. C’est trop, c’est trop fort.
C’était fort aussi à l’époque tout le temps du soir au matin du matin jusqu’au soir.
Contrôler le flux du sang qui bat dans ses tempes, la paume des mains qui s’humidifie, les doigts qui tremblent, la gorge qui sèche, s’assèche, le dos qui se raidit. Contrôler le son qui va sortir, maîtriser, toujours, ne pas se trahir, ne pas montrer la peur, la joie, l’incompréhension, la colère, la fatigue qui a creusé son visage, modifié sa silhouette, disparue. Ne rien montrer. Comme toujours, sauver la face.
Les pas, la forme, la respiration. Tout est proche, de plus en plus proche. Elle ne respire plus.
Brève la salutation, nette, sans équivoque. Silence. On n’entend que les pas qui s’éloignent. Pas lui. Pas encore, c’est trop, trop tôt. Vingt ans.
Brève leur histoire. Jeunes, beaux, fougueux, insouciants, brillants. Ils ont grillé le temps, ils ont grillé leurs ailes, leur amour.
Brève leur nuit d’amour. Remplie d’amour. Toute la nuit. La dernière.
Brève leur séparation. Un baiser. Un salut. Un enfant. Vingt ans.
Vingt ans c’est si long et si court. Elle s’est sentie si seule. L’enfant naît magnifique, grandit et, jeune, beau, fougueux, insouciant, brille, irradie, oxygène, inonde, remplit l’espace sans masculin. Et grandit. Vingt ans.
Brèves les nuits, remplis les jours, innombrables, infinis.
Brève la douleur et profonde aussi. La lune éclaire toujours son chemin blanc et aqueux.
Bref le bonsoir.
Comment vas-tu ?
Court le souffle, la réponse inaudible, le sang qui pulse, le cœur qui explose, il est apparu dans le mystère de la nuit brillante de lune. Elle respire enfin. Elle ne contrôle plus. Intense le regard, inchangé, brûlant, ses lèvres cachées dans la barbe, qui remuent à peine, ses bras immenses qui s’avancent, qui entourent, qui enlacent, qui serrent, réchauffent, font barrière contre tout le reste. Oubli. Oubli du temps qui a laissé ses traces, qui a porté le désespoir, le courage, qui a porté la vie. Abandon long. Abandon aux larmes, enfin.
Brève leur séparation n’aura duré que vingt ans, comme un songe, comme un rêve, la réconciliation, brève, comme un songe, comme un rêve, b’rêve.